lundi 16 avril 2012

Rostand Edmond, Cyrano de Bergerac







Edmond Rostand, jeune auteur de théâtre cherchant sa voie dans un théâtre poétique en marge des courants symbolistes et décadents de son époque, crée en 1897 la comédie héroïque Cyrano de Bergerac. Le personnage de Cyrano, cadet de Gascogne secrètement amoureux de sa cousine Roxane, manie aussi bien la plume que l'épée et se montre volontiers provocateur. Il n'en est pas moins un personnage mélancolique et peu sûr de lui, n'osant avouer son amour en raison de sa laideur qui le laisse sans espoir d'un amour réciproque. A un rendez-vous avec Roxane, elle lui explique qu'elle est éprise d'un homme, en qui il croit se reconnaître, jusqu'au moment où elle dit que celui qu'elle aime est beau et qu'il se nomme Christian, fraichement intégré au corps des cadets de Gascogne. Roxane demande à Cyrano de protéger le jeune homme. Bouleversé et résigné, Cyrano accepte le sacrifice de prendre soin de son rival, reconnaissant en ce dernier un vrai courage. Christian est beau et courageux, mais il manque totalement de bel esprit. Or Roxane, précieuse, ne conçoit pas l'amour sans l'accompagnement d'une conversation savante, spirituelle et piquante. Caché dans l'ombre, Cyrano intercède en faveur de Christian en lui soufflant les mots d'amour à l'égard de Roxane. En guerre contre l'Espagne, les cadets de Gascogne n'ont d'autres choix que d'aller au front. Christian décide de se faire tuer par l'ennemi, se rendant compte que Roxane aime en lui un bel esprit, alors qu'en réalité, c'est le poète Cyrano qu'elle aime sans le savoir. Quatorze ans s'écoulent et Roxane, veuve, se retire dans un couvent où Cyrano vient lui rendre visite chaque jour pour lui lire la gazette. Victime d'un attentat et mourant, Cyrano cache ses blessures à Roxane, qui lui fait relire une lettre prétendument écrite par Christian le jour de sa mort. Mais elle s'aperçoit qu'il la lit encore la nuit venue, qu'il la connait par coeur, et donc qu'il en est l'auteur. Elle comprend tout, et surtout qu'elle aimait Cyrano, et non Christian, l'esprit et non le corps. Après cet aveu, Cyrano révèle sa blessure et peut mourir heureux.

La critique de Cyrano est facile, et beaucoup d'esprits distingués s'y sont livrés : mauvais goût, lourdeurs, mélo,anachronismes. Tout cela est vrai, et n'est rien face à l'évidence. Cyrano déborde d'un charme, d'une émotion, d'une verve irrésistibles. S'il est de mauvaises raisons d'aimer la pièce, il en est bien davantage d'excellentes, auxquelles nous nous arrêterons.
Ce sont d'abord les vertus théâtrales de l'oeuvre. Rostand met en scène un ensemble de procédés et de techniques qui en assurent l 'efficacité scénique : théâtre dans le théâtre (acte I); variations sur un thème classique habilement renouvelé dans la scène du balcon (acte III), vacarmes et violences des champs de batailles suivis de la paix automnale du cloître.
Les grands monologues brillants et virtuoses comme la tirade des nez ou les voyages dans la lune font du rôle de Cyrano l'un des plus riches du répertoire français.
L'impossibilité de participer aux scènes d'amour autrement que dans l'ombre fait de Cyrano un personnage émouvant et proche du spectateur ou lecteur, exclu lui aussi. Par l'emploi de l'alexandrin volontiers claironnant qui s'enivre de lui-même, avec le sentiment qu'en 1897 ce théâtre en vers est déjà un peu anachronique, le héros de Rostand achève d'emporter l'adhésion. Autant de raisons qui expliquent l'immense succès immédiat de la pièce.
L'art de Rostand, l'émotion dégagée par l'amour impossible de Cyrano pour Roxane suffiraient à expliquer la réussite de l'oeuvre, mais on peut suggérer d'autres raisons encore. L'une d'elles tient à la façon dont Rostand concilie une veine populaire et des références plus savantes. La veine populaire reprend la tradition d'Alexandre Dumas et Trois Mousquetaires : la verve gascogne, la cape et l'épée dans le Paris de 1640, l'ombre du cardinal de Richelieu se retrouvant chez Dumas comme chez Rostand qui laisse d'ailleurs D'Artagnan traverser la scène dans l'acte I. Mais Cyrano met aussi en scène, plus subtilement, la vie intellectuelle du temps de Louis XIII : le monde des libertins dont fait partie le héros, et l'univers de la préciosité, grâce à Roxane et à la représentation jouée dans l'acte I. L'univers baroque permet de mieux comprendre la figure historique de Cyrano, dont pour l'essentiel Rostand respecte les traits réels.
Cyrano de Bergerac est donc l'évocation d'une période brillante de la culture française, trop souvent éclipsée par « le siècle de Louis XIV ». Rostand s'inscrivait ainsi dans le sillage d'un Théophile Gautier,l'un des premiers au XIXème siècle à réhabiliter l'époque de Louis XIII,et en particulier à s'intéresser à Cyrano de Bergerac l'auteur, alors très oublié.
Aujourd'hui, le chef d'oeuvre de Rostand possède aussi un autre charme : il reflète le moment où il fut écrit, cette fin de siècle décadente dont le poète était témoin. Dans l'histoire du théâtre, Cyrano, malgré sa formidable énergie, est une oeuvre crépusculaire : d'un romantisme moribond, son lyrisme opulent se teinte souvent de morbide. La forme même de la pièce, le drame en vers,est déjà une survivance lorsque Rostand la fait jouer. Qu'on songe,un an plus tôt, le théâtre de l'Oeuvre créait l'Ubu Roi d'Alfred Jarry, où la plus agressive modernité naissait dans le scandale. Chez Rostand, le thème de l'amour impossible, l'idéalisation de la figure féminine, la malédiction pesant sur le poète assurent au sein du drame historique la présence du registre décadent fin de siècle qui allait en 1900 se déployer beaucoup plus visiblement.

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